Heinz Werner Bade est un des derniers survivants d’une époque que nous voudrions ne pas voir s’effacer si vite. Cette époque heureuse où les Speedster 356 Carrera GT s’affrontaient sur le tarmac des Air Base, mais aussi pour les plus affûtées d’entre elles sur les grands circuits américains à Sebring, Watkins Glenn ou Daytona, aux mains des pilotes qui en construisirent la légende comme Bruce Jennings, le “King Carrera” qui amassa plus de 300 trophées durant deux décennies glorieuses. Heinz fut son ingénieur-mécano et son ami. Qui mieux que lui peut encore se targuer d’une meilleure connaissance de ces moteurs et de la saga des Flat 4 4cams en course ?
Nous devons à notre ami OA * qui le connait bien, de l’avoir intercepté lors d’un récent passage à Paris et d’avoir recueilli auprès de lui, une interview très exclusive qu’il a bien voulu partager avec nous.
Qu’ il en soit remercié chaleureusement.
* sa modestie se refuse à la publication de son nom
OA : Heinz, peux-tu en quelques phrases nous raconter ton histoire ?
HWB : Je suis né il y a 85 ans en Allemagne dans la région de Hanovre. Je vais éviter de parler des heures sombres et commencer ce récit juste après la seconde guerre mondiale ; à cette époque je travaille pour les forces anglaises d’occupation ; je m’occupe de l’entretien et de la réparation des motos utilisées par les militaires ; je vais régulièrement à Wolfsburg (ville de l’usine VW) et je fais un peu de marché noir…….. Non pas pour de la nourriture ou des cigarettes mais pour récupérer des pièces détachées de coccinelle. En effet j’avais déjà le goût de la compétition et j’essayais d’aider des gens comme Petermax Müller ou Glöckler qui participent au renouveau du sport automobile en Allemagne. En 1948 je quitte mon pays pour la Suède où je trouve un emploi chez Scania-Vabis ; cette année-là, la firme Suédoise devient importateur VW et quelques années plus tard obtient l’accord de Porsche pour la distribution des 356. Mon emploi du temps est plus que chargé ; en plus de mon job, je participe comme mécanicien à de nombreuses compétitions et je suis des cours du soir pour devenir Ingénieur. Etudes qui se terminent en 1956 aux USA dans le cadre d’un échange d’étudiants. Là une autre histoire commence……
OA : Une autre histoire ?
HWB : Oui, ma passion pour la compétition n’a fait que grandir et je souhaite à cette époque travailler dans ce domaine. Je m’installe à Miami, une plaque tournante du sport auto au milieu des années cinquante. Il n’y a pas vraiment de compétitions organisées dans cette ville mais la « jetset » automobile s’y retrouve chaque hiver. Même mon idole, Stirling Moss, a un pied à terre à Nassau aux Bahamas. Je finis par le rencontrer pour lui proposer mes services, l’échange est cordial mais la réponse est sans appel : « je ne peux rien pour toi, je suis un pilote pas le patron de l’écurie….. »
OA : Tu baisses les bras ?
HWB : Non pas du tout, je prends un billet d’avion pour l’Angleterre, pour rencontrer le patron de Stirling : Rob Walker (le patron de l’écurie Cooper et l’héritier de « Johnnie Walker » la célèbre marque de Whisky…..). La réponse est toute aussi décevante : je ne cherche pas d’ingénieur, j’ai besoin de mécaniciens ! Cependant je lui propose un marché : pour la prochaine saison, j’accepte de travailler 6 mois gratuitement afin que vous puissiez me juger ! A la fin de cette période vous pourrez m’embaucher ou me mettre un coup de pied aux fesses !
OA : et alors, quel résultat ?
HWB : au bout de 10 jours, j’avais un contrat en poche ! Ainsi j’ai assisté Stirling Moss pour ses deux dernières saisons en F1 (1960 et 1961) !
OA : Heinz, je suis un peu ennuyé….. On s’éloigne de mon sujet de prédilection, les Porsche !
HWB : Ok…….retour en Suède et en Floride ! En Suède, j’ai travaillé sur les premières 356, fait de l’assistance en compétition et vu les premiers moteurs Carrera….. En Floride j’ai continué sur ces autos que je connaissais bien ! Et le destin m’a fait rencontrer Bruce Jennings. Il dirige un bureau d’assurance et consacre son temps libre au sport automobile. Il a commencé à peu de chose près au moment où j’ai mis les pieds aux USA. Le courant passe bien entre nous et je lui offre mes services. Le verbe offrir est à prendre au sens propre…. Je ne lui ai jamais rien facturé, il paye les pièces, les fournitures et rien d’autre ! A cette époque, je travaille pour différentes écuries, et mon temps libre est destiné à Bruce, enfin plutôt à ses autos ! J’ai beaucoup d’estime pour lui et j’essaye de lui donner le meilleur !
OA : Le meilleur, dans le détail, qu’est-ce que c’est ?
HWB : Je décide d’améliorer ses autos, châssis, moteur et boite de vitesse ; en particulier, je décide de développer le moteur Carrera. J’achète 11 moteurs Carrera et j’obtiens l’autorisation du vice-président de GULF (une relation nouée grâce au sport auto) d’utiliser les bancs d’essai moteurs de la compagnie à ma convenance. Ces 11 moteurs vont me servir de cobayes ! En les poussant à leurs limites (jusqu’à la casse) je vais découvrir leurs points faibles et essayer de trouver des améliorations. En tout et pour tout j’ai passé 3 mois sur les bancs moteurs de Gulf pour obtenir un résultat satisfaisant !
OA : un résultat satisfaisant, c’est combien de chevaux ?
HWB : plus que les moteurs « compétition » de l’usine…..
OA : un chiffre ?
HWB :…….. suffisamment pour gagner……………. Bruce remporte le titre SCCA en 1960 (voitures de production catégorie C). Au classement général, les 15 premières places sont prises par des 356 à moteur Carrera ; c’est une véritable razzia pour Porsche ! Et surtout il faut noter que les quatre arbres étaient surclassés, la catégorie C en production étant théoriquement destinée aux véhicules avec un moteur dont la cylindrée variait entre 2700 et 3500 centimètres cube ! La suite a été beaucoup plus dure. Le titre en poche Bruce a été surclassé en catégorie B (3500 – 5000 cc) ; Cependant il termine 5° en 1961, 2° en 62 et 3° en 63.
OA : en catégorie B, quelles sont les voitures rivales ?
HWB : quelques Ferrari et une armada de corvette….. J’ai mis tout mon savoir-faire et mes connaissances pour le maintenir dans le peloton de tête. Au total nous utilisions 3 Speedster Carrera GT – 5 moteurs – 7 boites de vitesses. Cela lui permettait d’aborder chaque épreuve avec la meilleure combinaison châssis/moteur/BV. Mais c’était bien juste en catégorie B, il fallait tout ajuster en permanence et trouver des solutions pour gagner encore quelques chevaux….
OA : Un exemple ?
HWB : ok, un petit secret…….. J’utilisais de l’huile « moteur » pour remplir les boites de vitesse, de la SAE 40. Avec cette huile j’obtenais 7 chevaux de plus à la roue ! Un seul inconvénient, la durée de vie devenait plus que limité.
OA : Les années passant, Bruce Jennings n’a-t-il jamais souhaité trouver une autre monture ? En règle générale, en sport automobile, la meilleure auto est toujours la prochaine….
HWB : oui et non, les résultats étaient bon, la voiture encore compétitive ; Cependant les choses évoluent, le fossé se creuse un peu avec les nouvelles générations d’autos ; Ainsi pour la saison 1964, il utilise un coupé B 2000 GS/GT. Avec cette auto il renoue avec la catégorie C et avec la victoire puisqu’il remporte le titre !
OA : ensuite ?
HWB : Il profite de son expérience et de sa notoriété pour goûter à d’autres autos, Plymouth, Chaparral, Ferrari, Jaguar, etc….. Cependant Porsche reste sa marque de prédilection ! Il passera les années 70 au volant de nombreuses 911 jusqu’en 1981 ou il quitte le monde de la compétition !
OA : l’as-tu également accompagné dans les années 70 ?
HWB : oui et non, dans le milieu des années soixante, j’ouvre un atelier à Timonium, au Nord de Baltimore « Heinz Bade Motors » qui deviendra quelques années plus tard « Timo Corp ». Mes occupations se résument à deux choses, les Porsche et les moteurs Carrera…….. Je vais y travailler jusqu’au début des années 90.
OA : as-tu comptabilisé le nombre de moteurs Carrera reconditionnés dans ton atelier ?
HWB : oui tout est consigné dans des cahiers, depuis les années cinquante jusqu’à l’arrêt de mon activité. Soit 619 moteurs Carrera, environ 15/20 moteurs par an. Ce nombre comprend aussi bien des rénovations au sens noble du terme que des révisions/rafraichissement de moteurs utilisés en compétition (vérifiés entre deux courses….).
OA : Oups…….. Cela fait, environ, un tiers de la production ……….
HWB : Oui mais je le répète, les moteurs de course étaient régulièrement ouverts. J’ai vu passer certains moteurs bien plus de dix fois !
OA : En quelques minutes nous venons de passer des années cinquante aux années 90. Maintenant nous sommes en 2013, quel est ton regard sur cette aventure ?
HWB : Je pense avoir parcouru un bon bout de chemin ! Une expérience un peu hors normes ! J’avais envie d’y arriver, je ne comptais pas mes heures. Il y a eu des hauts et des bas mais j’ai toujours donné le meilleur de moi-même !
OA : Heinz, un grand merci pour m’avoir raconté ton histoire ! Et à bientôt !
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